L’exploration du « proche »

Poussés vers le lointain, les explorateurs partent jusqu’aux « bords mystérieux du monde occidental » : la représentation du savant des grandes découvertes coïncide avec celle, plus discrète, du voyageur de proximité traversant son pays ou lisant dans une chambre.

L’exploration des périphéries proches

Physica sacra. Scheuchzer, Johann Jacob (1672-1733), Amsterdam, Schenck, 1732-1737.

Les voyages menés à des fins scientifiques à l’autre bout du monde ouvrent le champ de la recherche. Les méthodes se développant dans le lointain sont réinvesties dans l’étude des périphéries proches.

Ainsi, Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733), médecin, naturaliste et « découvreur » des Alpes, observe les fossiles, étudie les cristaux, dessine des cartes, prend des mesures : l’altitude, la pression atmosphérique, le climat. Il s’intéresse au patrimoine – châteaux et monastères –, et il écoute les montagnards, écrivant sur leurs mœurs, relayant des superstitions qu’il réfute quelquefois. Membre de la Royal Society, il bénéficie du soutien de cette académie en publiant Itinera alpina tria. Dans Physica sacra, il s’essaie à une lecture scientifique de la Bible.

Toujours dans les Alpes, avec l’un des fondateurs de l’alpinisme : Horace-Benedict de Saussure (1740-1799) atteint le sommet du mont Blanc en 1787, un an après la première ascension. En parcourant le massif, il mène des travaux hydrographiques, glaciologiques, minéralogiques. Entre 1779 et 1796, il publie ses Voyages (tome 1, tome 2, tome 3, tome 4), à la fois une étude de la géologie alpine et un journal de terrain.

Quant aux Pyrénées, Louis Ramond de Carbonnières (1755-1827) en est l’un des premiers explorateurs scientifiques. Botaniste et géologue, il fait le récit de ses traversées du massif du Mont-Perdu dont il atteint le sommet en 1802, année à laquelle il entre à l’Académie des sciences. Ses observations sont, pour le style, influencées par les prémices du mouvement romantique.

Le voyage d’un moraliste

Physica sacra. Scheuchzer, Johann Jacob (1672-1733),
Amsterdam, Schenck, 1732-1737.

Le voyage, aux yeux du moraliste, peut être perçu comme un mouvement déstabilisant l’ordre social. Ainsi, Béat de Muralt (1665-1749), dans Lettres sur les Anglais et les Français et Lettres sur les voyages, invite la jeunesse à se former le « cœur (…) en lui inspirant des principes de Droiture & de Probité » plutôt qu’à mener des voyages dont elle ne retiendra que des « apparences » trompeuses à défaut de réelles connaissances.

Les lettres qu’il publie contrarient l’élan vers le lointain afin que « vous ne soyez tenté d’y passer, et de faire cette chose ordinaire et inutile » ; il décourage : « Je croirais n’avoir pas voyagé tout à fait inutilement, si, en faisant voir l’abus de voyages, je pouvais empêcher quelqu’un de perdre son temps à voyager ». La campagne, qui « renferme tous les avantages », est alors préférée à l’exotisme. Au contraire de là-bas, la découverte de la vie locale « nous fait connaître les gens avec qui nous devons passer notre vie ».

Les voyages dans une chambre

Physica sacra. Scheuchzer, Johann Jacob (1672-1733),
Amsterdam, Schenck, 1732-1737.

La lecture, comme activité intellectuelle, enrichit les connaissances ; elle est aussi un relais pour la rêverie et l’imagination.

Bibliothèque représentative de la curiosité intellectuelle au siècle des Lumières, celle des Courtanvaux, père et fils, dont le nom est attaché à la bibliothèque Sainte-Geneviève, est riche de près d’un millier d’œuvres sur les voyages publiées en Europe, cette collection alliant la passion du livre à l’intérêt pour les sciences, en particulier l’astronomie et l’horlogerie de marine, comme le montre le journal que le marquis de Courtanvaux rédige lors d’un voyage maritime, entrepris, en 1767, à bord de la frégate L’Aurore [lien à prévoir avec la partie sur les explorations des génovéfains], entre Le Havre et Amsterdam.

Le voyage dans la chambre – retraite cartésienne au nom de la Raison ou retrait pascalien à la recherche de son salut – est par la contrainte qu’il induit une invitation non à fuir mais à s’en aller, à se soustraire des désordres du monde pour mieux se trouver soi-même, l’exiguïté entre les quatre murs libérant l’imagination.

Xavier de Maistre (1763-1852), enfermé près d’un mois et demi à cause d’un duel, écrit un Voyage autour de ma chambre. « À l’abri de la jalousie inquiète des hommes », il parodie les récits de voyage, en laissant libre cours à sa fantaisie, à une ironie discrète, à l’esprit des digressions. En 1811, il réitère avec L’expédition nocturne autour de ma chambre.

Aujourd’hui, Thomas Clerc décrit avec le souci du détail son appartement dans Intérieur, publié chez Gallimard, puis, une Cave, dans un deuxième récit entraînant le lecteur plus loin encore dans une exploration des sous-sols.

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