Le rôle des institutions
Au XVIIe siècle, des sociétés savantes s’organisent pour devenir, un siècle plus tard, la norme de l’organisation de la recherche. Grâce aux institutions, les voyageurs bénéficient d’une tribune d’échanges officielle, d’une caution scientifique et d’un relais politique. Les voyages jouent un rôle déterminant dans la production et la transmission des connaissances. Toutefois, les observations d’un voyageur, à elles seules, ne suffisent pas à constituer des savoirs cohérents. Aussi les institutions fournissent-elles un cadre faisant autorité pour réguler l’élaboration des savoirs et les intégrer à une culture commune, en entretenant notamment entre elles et avec les savants des relations d’échanges.
Au premier rang de ces institutions se trouvent les académies
Les académies, dont l’appellation renvoie au domaine d’Athènes où Platon enseignait, réunissent des érudits liés par l’amitié, des valeurs et des références culturelles communes. Elles fleurissent en Europe, en Italie, puis en Angleterre et en France, avant d’essaimer jusqu’à Saint-Pétersbourg. La Royal Society of London, fondée en 1660 et placée sous l’autorité du roi d’Angleterre, s’inspire dans ses statuts de la méthode expérimentale de Francis Bacon, précurseur de l’empirisme. Ses membres recueillent, ordonnent et examinent les données en les comparant à d’autres études. Les faits sont prouvés par des expériences et les informations collectées attestées par des objets. Le Philosophical Transactions, le premier périodique scientifique, publie leurs recherches. En France, l’Académie royale des sciences, créée à l’instigation de Colbert afin que le pouvoir royal puisse contrôler et favoriser le développement des sciences, apporte une expertise à l’État, des compétences aux manufactures et favorise aussi l’émulation entre les savants, notamment en histoire et géographie, astronomie, navigation, botanique et dans l’étude de la nature. Dès 1665, le Journal des Savants ou, plus tard, durant la Restauration, Histoire et Mémoires sont ses principales publications.
En 1795, l’Académie royale est supprimée, et devient l’Institut de France. Organisé en académies spécialisées, l’Institut cautionne la partie scientifique des voyages et, relayant les intérêts de l’État, donne une orientation politique qui s’adapte au régime en place – une orientation qui prend au XIXe siècle une tournure patriotique et coloniale lors des expéditions menées conjointement avec le ministère des colonies. L’Institut évolue et l’administration des voyages prend le pas sur la recherche. D’autres institutions voient le jour et le concurrencent : Muséum d’Histoire naturelle, École polytechnique, Observatoire, Société de géographie de Paris, universités, etc.
Des instructions : la généralisation d’un genre littéraire
Les instructions que publient ces grandes institutions mettent en adéquation attentes et besoins des voyageurs, des milieux savants et des pouvoirs publics. Des rapports, des comptes rendus, des lettres, souvent adressés à une autorité, étaient échangés dès le XVIe siècle afin de faire connaître les expéditions et confronter les témoignages. Au XVIIIe siècle, les instructions sont de plus en plus courantes ; elles fixent des buts, proposent des méthodes, conseillent sur l’acclimatation de compatriotes dans des pays radicalement « autres », et suggèrent des pistes de recherche par le biais de financements ou de récompenses. Ainsi, le Guide du naturaliste préparateur et du voyageur scientifique du botaniste Guillaume Capus, et les Conseils aux voyageurs naturalistes d’Henri Filhol, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, aident-ils les voyageurs à se « préparer aux recherches » et émettent des avis sur la manière de collecter, transporter et conserver les échantillons prélevés (animaux, végétaux, minéraux, etc.). À partir des années 1830, les instructions se généralisent et remplacent les réponses apportées au cas par cas à des solliciteurs toujours plus nombreux, le voyage étant alors une étape obligée dans une carrière scientifique. Le récit de voyage devient un genre littéraire à part entière. Le journal en représente une forme emblématique, avec des attendus : l’auteur doit parler de l’Autre et du lointain. Le voyageur se met en scène à la première personne, et s’il décrit des faits avec l’ambition du réalisme, ses points de vue mêlent des impressions, des émotions, parfois des doutes.
La relation entre l’institution et le voyageur
Les voyageurs, en observateurs privilégiés, ne sont pas toujours des scientifiques. Les profils sont variés : marin, explorateur, commerçant, homme d’église, etc. En dépit de l’expérience et de la connaissance des lieux, l’élaboration d’un savoir théorique leur est parfois contestée, comme en témoigne Bougainville, et les institutions jouent le rôle de cabinet d’étude à partir des objets qu’ils auront collectés. La situation évolue, avec le succès de l’histoire naturelle à partir du XVIIIe siècle. Linné, qui publie en 1759 une instructio peregrinatoris, établit ainsi un modèle d’instructions et définit le profil-type du voyageur-savant, à savoir un professionnel de terrain doublé d’un expert scientifique, qui doit être cultivé et savoir écrire le latin, tenir un journal, décrire, dessiner, etc. Les savants s’engagent ainsi dans les grandes expéditions. Le naturaliste Commerson, l’astronome Véron et le cartographe Romainville accompagnent Bougainville (tome 1 et tome 2) pour son tour du monde, entre 1766 et 1769. Les frégates de l’expédition La Pérouse, parties de Brest en 1785 pour s’échouer à Vanikoro en 1788, accueillent à leur bord un botaniste du Jardin du roi, des naturalistes et des dessinateurs naturalistes. Quant à d’Entrecasteaux (tome 1 et tome 2), envoyé sur les mers à la recherche de La Pérouse entre 1791 et 1794, il transporte nombre de scientifiques, dont Beautemps-Beaupré, et ce voyage favorise le développement de techniques en hydrographie et des découvertes botaniques.