« Au païs du Cap de Nort » : récits de deux entreprises privées de colonisation française en Guyane, 1643-1653

La bibliothèque Sainte-Geneviève conserve un important corpus de documents sur deux expéditions menées outre-Atlantique au XVIIe siècle qui illustre un épisode crucial dans l’histoire de la France d’outre-mer.

Laon, Jean de. Relation du voyage des François... 1654.

 

La Compagnie du Cap de Nord et la Compagnie de la France équinoxiale, deux tentatives coloniales françaises en Guyane au début du règne de Louis XIV, inaugurent une période charnière pour le développement des intérêts de la Couronne en direction du Nouveau Monde, bientôt formalisés par la création des deux Compagnies des Indes par Colbert en 1664.

Récits d’aventure

(Jean de Laon, ill. 1)

Plusieurs récits de voyages enlevés, rédigés par des observateurs de première main, retracent l’itinéraire de deux entreprises hasardeuses, au dénouement souvent tragique. En 1643, Poncet de Brétigny, navigateur normand, prend la suite des armateurs rouennais et dieppois qui avaient mené d’infructueuses tentatives de colonisation en Guyane quelques années plus tôt. Sa Compagnie du Cap de Nord établit un fort à l’emplacement de l’actuelle Cayenne. Toutefois, après quelques mois d’un gouvernement cruel tant envers les colons que les tribus amérindiennes voisines, il est assassiné par des indiens Kali’nas, alors appelés Galibis. La colonie est en grande partie décimée durant les années suivantes, si bien que le chroniqueur de cette expédition, Boyer du Petit-Puy, en est l’un des seuls rescapés.

En 1652, une nouvelle société, baptisée Compagnie de la France équinoxiale, du nom que l’on donnait à l’actuelle Guyane, est fondée à l’initiative d’un hobereau normand, Roiville. La Compagnie est financée par douze seigneurs, ainsi que sont baptisés les associés qui investissent chacun trois mille livres. L’expédition prend la mer en mai 1652 mais, dès avant l’arrivée à Cayenne, les deux commandants meurent brutalement : l’un se noie par accident et l’autre, Roiville, est victime d’une conspiration des associés qui l’assassinent en mer. Les colons arrivent ensuite à bon port, mais au bout de quelques mois, la maladie, les dissensions, de nouvelles conspirations entre les seigneurs-associés et les guerres avec les Amérindiens ont raison de la colonie. Deux récits principaux permettent de retracer ces événements : celui d’Antoine Biet, missionnaire senlisien qui accompagne les colons, et celui de Jean Laon d’Aigremont.

Ouvrages promotionnels

Boyer Du Petit-Puy, Paul. Veritable relation de tout
ce qui s'est fait et passé au voyage que monsieur
de Bretigny fit à l'Amerique occidentale… 1654
.
1654.(Paul Boyer, ill.1)

Ces relations hautes en couleurs ont également pour dessein de susciter l’intérêt du public en métropole, élément décisif pour le succès d’une colonie fragile et financée sur fonds privés. La Compagnie de la France équinoxiale, avec ses 800 colons et son important dispositif financier, représente une importante évolution par rapport aux petites équipées armées par un ou deux promoteurs privés, dotées d’un seul navire et souvent de moins d’une centaine de colons. Comme l’illustre ce formulaire destiné aux nouveaux associés, elle est organisée à l’image de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, société créée en 1620 et modèle du genre, et contribue à son tour à inspirer à Colbert la formule des deux compagnies royales de 1664.

(Jean de Laon, ill.2)

La sollicitation de mécènes n’est pas le seul impératif dans l’organisation d’une telle campagne. Depuis les premiers essais de colonies françaises, l’approbation royale, parfois représentée par de simples privilèges commerciaux, parfois par une confirmation solennelle des droits du capitaine d’expédition sur les terres convoitées, conditionne le départ de ces entreprises : ainsi celles d’Henri II pour Villegagnon, ou d’Henri IV puis de Marie de Médicis pour La Ravardière. Au cours du XVIIe siècle, l’intérêt croissant de la monarchie pour la conquête de nouveaux espaces associe plus étroitement ministres, armateurs et capitaines. L’entreprise de Roiville obtient donc le soutien de Mazarin, par l’intermédiaire de François Dolu. Ce dernier, l’un des instigateurs du projet, est un magistrat de premier plan dont la carrière a été tournée vers le Nouveau Monde : il a notamment été sous Louis XIII intendant de la Nouvelle-France. Proche du cardinal, il en obtient en 1651 les lettres patentes qui autorisent l’expédition. D’autres personnalités soutiennent l’entreprise, à l’instar de Scarron et de Françoise d’Aubigné, future marquise de Maintenon, qui a connu dans son enfance la colonie normande du village du Prêcheur, en Martinique.

Traités savants

Memoire pour servir de breve instruction... 1653. 

(Mémoire pour servir… ill.1)

Aux projets de colonisation outre-Atlantique sont souvent associés des savants chargés de cartographier les territoires, d’examiner l’environnement, d’étudier les langues locales, etc. Les comptes rendus d’expédition sont également voués à communiquer découvertes et relevés scientifiques. Boyer du Petit-Puy consacre la moitié de son ouvrage à la description du Cap du Nord (la partie septentrionale de l’actuelle Guyane), établissant ainsi une petite encyclopédie touchant à la géographie, à l’histoire, à l’ethnologie, aux sciences naturelles et à la linguistique : à la fin de son texte figure un lexique français-galibi en quarante pages. Laon d’Aigremont apporte de nouveaux éléments : la topographie plus aboutie des alentours du fort lui permet de donner un Plan de l’isle de Cayenne. Toutefois, la présence de savants reconnus au sein de la colonie n’est pas avérée : Marivault, l’abbé géographe et astronome qui avait embarqué avec Roiville, meurt pendant la traversée. Enfin, l’étude du territoire est surtout un appui à la colonisation : il permet aux nouveaux venus de s’approprier leur environnement et d’affermir leur autorité sur les espaces qu’ils occupent, comme le montre cette page du lexique où figurent nombre d’expressions utilisées pour ordonner les rapports entre colons et amérindiens.

Ces deux récits de colonisation, qui actualisent les topoï d’un genre bien établi au mitan du XVIIe, donnent également à étudier une évolution décisive vers des entreprises de plus grande échelle, sous l’œil plus attentif de la monarchie. Elles constituent ainsi un laboratoire pour la mise en action concrète des grands programmes atlantiques du siècle suivant. Un exemple est particulièrement révélateur de ce changement de paradigme : à la différence des précédentes expéditions, qui recourraient ponctuellement à l’achat d’esclaves noirs aux marchands néerlandais, la Compagnie de la France équinoxiale inscrit dans ses statuts le travail des plantations par des esclaves achetés par ses soins en Guinée et en Angola. Cette décision constitue un important précédent à l’intensification du commerce triangulaire français, à la fin du siècle.

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